Habaquq 1,1 – 2,4

Méditation sur le mystère du mal

Jacques Maritain

Court traité de l’existence et de l’existant, p. 172s

 

Dieu connaît toutes choses en lui-même ou dans son essence, dans la lumière incréée, dans sa propre intelligibilité infinie. Il en est ainsi de l’acte libre de la créature. Et quand cet acte est bon, il est connu de Dieu parce que, tout ce qui est, dérive de la super-causalité divine.

            Mais le mal de la volonté libre, le mal qui fait l’acte libre mauvais, comment la science de Dieu le connaît-elle ? Tout d’abord : Dieu n’est absolument pas et sous aucun rapport cause du mal moral. Voilà donc quelque chose que Dieu connaît sans l’avoir causé.

            Ensuite : le mal n’a pas d’idée dans l’intelligence divine. La pureté de Dieu, l’innocence de Dieu est telle qu’il n’a l’idée que du  bien ; il n’a pas l’idée du mal. C’est nous qui avons cette idée. Dieu connaît le mal pour ce qu’il est : une privation, un néant qui blesse l’être. Il n’a pas inventé le mal, c’est nous qui l’inventons.

            Ce n’est pas Dieu qui a eu l’idée de toutes les souillures et les abominations, les mépris crachés sur sa propre face, les trahisons, les luxures, les cruautés, les lâchetés, les dépravations d’esprit qu’il est donné à ses créatures de contempler. Il les permet comme une création de notre pouvoir de faire le rien. C’est en laissant les ressources infinies de notre pouvoir de « néanter », de développer toutes les formes de dégradation et de corruption de l’être, que la liberté divine manifestera la sublimité de sa toute-puissance en tirant, de cela même, le bien supérieur qu’elle se propose, non pour elle, mais pour nous. En attendant, malgré toutes les énergies de bonté qui travaillent l’homme, la nature et l’histoire, et les font avancer en surmontant leurs ruines, le monde entier gît dans le mal.

            Par bonheur, il y a aussi l’ordre de la grâce, et la vertu du sang du Christ, et les souffrances et les prières des saints, et les opérations cachées de la miséricorde qui font dès ici-bas prévaloir l’amour sur le péché, et viennent invisiblement en aide à chacun pour l’au-delà, tandis que s’exercent sur lui les tristes lois ordinaires et les malheurs de l’en-deçà, et font pour ceux qui aiment Dieu coopérer au bien en toutes choses.

            Une grandeur plus qu’humaine se dissimule en nos destinées rampantes. Un sens est donné à notre condition misérable, et c’est sans doute ce qui nous importe le plus. Elle reste une condition misérable, mais la créature qui y végète est faite pour devenir Dieu par anticipation.