Isaïe 19, 16-25

« Aimer et être aimé »

Père Xavier Léon-Dufour

Saint François-Xavier, Au service du prochain, p. 166s

 

Au service du prochain, Xavier, l’apôtre, le missionnaire, passe d’un monde à un autre : il quitte sa propre civilisation pour remonter à travers les siècles accumulés jusqu’à la source naturellement chrétienne des peuples qu’il aborde. Il se fait tout à tous, parlant bataille avec les soldats, commerce avec les marchands, dépouillant au besoin sa nationalité, décidé à s’abstenir de viande et toutes les commodités si elles font le moindre obstacle à la pénétration de l’Evangile : il veut être Indiens avec les Indiens, Japonais avec les Japonais. Il leur est tellement présent qu’en lui communient et s’embrassent les deux modes jadis étrangers. Tâche surhumaine que cette incarnation ; elle ne se réduit pourtant pas à cela et doit se transformer en rédemption véritable.

Au milieu des richesses et des sympathies qui se découvrent dans cette aventure, surgit brusquement en pleine lumière le masque de Satan : au fond du gouffre qu’il explore se révèle l’ambiguïté foncière de l’homme, cette mixture de grâce et de péché. S’adapter, en définitive, c’est endosser le péché de ce prochain qu’on aime et qui est, à son insu, plongé dans les ténèbres.

Alors parfois, aux yeux de ceux qui ne risquent pas de détourner à leur profit la puissance surabondante de la gloire de Dieu, le mur du péché est franchi : à travers la ténébreuse Passion brille fugitivement la lumière de Pâques.

Cet itinéraire, calqué sur celui du Christ, illumine la nature de l’apostolat. Loin d’être immergé dans la pure ténèbre, l’envoyé du Seigneur court de victoire en victoire, débordant de la consolation du Christ vivant. Si François exige de l’apôtre qu’il soit aimé de son prochain, c’est qu’il voit en son travail l’œuvre de Dieu, et non celle de l’homme. Tout apostolat veut un accord entre deux êtres : l’amour du Christ qui vibre au cœur de l’apôtre va éveiller un harmonique en celui du prochain, et voilà une âme qui se met à chanter ! L’apôtre désire violemment, de l’amour même du Christ, atteindre le point secret de son prochain. Le gagner, c’est éveiller l’amour du Christ en lui, c’est aussi faire naître un sentiment d’amour pour l’apôtre. Serait-ce donc, malgré l’écran qu’oppose le pécheur, le Christ ressuscité qui agit ? Un peu de l’amour du Christ vivant aurait passé à travers son cœur et atteint le prochain à la racine dernière où il aimait, sans le savoir, le Christ.