Tobie 10,7b – 11,14

Le fiel du poisson

Paul Claudel

Le poète et la Bible, Le livre de Tobie, p. 652s

 

Le Royaume de Dieu est en nous, nous dit l’Evangile de Luc (17,21) : à l’intérieur. C’est ainsi que dans le Christ, dans le Verbe incarné, tout est parole et salut : non seulement cette main qui ressuscite et qui foudroie, ce pied devant qui toute barrière se dissout, cet œil qui commande à la tempête, mais ce qu’il y a à l’intérieur. Vous le dévorez, dit l’Exode (12,9) avec les organes intérieurs. Il y a longtemps qu’Israël, obéissant aux prescriptions du Sinaï, s’est familiarisé avec tous ces vases de la vie, il y a longtemps que les sacrificateurs infatigablement fouillent à deux mains la figure et manipulent le firmament organique. Et le temps du sauveur étant venu, nous voyons Sa salive qui guérit les sourds (Marc 7,33) ; que dire de Ses larmes et de Son sang ? Jusqu’à ce jour sur le Calvaire où la lance du centurion nous a ouvert sous sa côte la source inépuisable des sacrements.

Comment donc nous étonner que le fiel du poisson figuratif ait été miraculeusement investi d’une vertu curative, et que sa propriété naturelle de mordant et de clarificateur ait servi de base à une opération supérieure ? Ce n’est plus de la graisse qui lui est donnée à dissoudre, mais les ténèbres, ces ténèbres au fond de nous que ne cesse de sécréter le péché originel.

Le principe d’efficacité dans le fiel est son amertume. Et le principe de la guérison en nous est la pénitence, c’est-à-dire la réalisation à nos sens du péché et du mal que nous avons fait. Leur grappe, dit le Deutéronome (32,32), est une grappe de fiel, du raisin le plus amer. Mais ce fiel ne serait en nous qu’une racine d’empoisonnement et de désespoir, si la souffrance de Jésus sur la croix n’était venue le transformer. Le fiel qui guérit Tobie, c’est la passion du Christ. Le fiel du péché que nous portons à Ses lèvres. Il le refuse, mais ce fiel de la vision intérieure et du regret, cette lente distillation d’un pleur inépuisable et corrosif, cette goutte d’or qui suffit à notre monde viscéral et à le rendre lucide (Luc 11,36), c’est Lui-même qui le fournit.