sur Galates 1,13 – 2,10
Sainte Jeanne d’Arc
Charles Péguy
Œuvres poétiques complètes, 1ère partie, Jeanne d’Arc, p. 309s

Le soir est descendu sur la bataille humaine, les femmes de chez nous dorment dans les maisons, le soir est descendu sur la bataille humaine. A présent il fait nuit pour le repos du monde, les femmes d’Orléans dorment dans les maisons, les soldats sont couchés pour le repos du monde. Les soldats sont couchés pour le repos des blés.
Il fait nuit par le monde et sur toute souffrance, mais moi je suis enclose en la prison mauvaise, en attendant la geôle infernale, et je suis toute seule, enclose en la prison, seule avec ceux-là…
Seule, sans un de ceux que j’avais avec moi, seule sans une amie et sans un de ceux que j’avais avec moi dans la souffrance humaine, seule sans une amie et sans vous, ô mes sœurs, mes sœurs du Paradis qui m’avez renoncé, qui me laissez seule…
Hier soir encore je vous attendez là, j’écoutais comme avant la voix inoubliable, et j’étais votre sœur ainsi qu’au temps passé, j’étais la sœur humaine et vous les sœurs célestes, j’étais la sœur plus jeune et vous les deux ainées.
Mais depuis ce matin que j’ai connu l’enfer, vous n’avez pas voulu venir me consoler : faut-il que vous m’ayez laissée à l’enfer ? Aurais-je commencée déjà l’enfer damné ? Que vous n’êtes pas là quand je suis douloureuse ; l’étrange enfer d’absence où vous n’êtes pas là, l’étrange enfer d’absence où vous n’êtes jamais ; vous n’êtes jamais là dans l’absence de l’enfer, et vous n’êtes pas là dans ma prison déjà, et je n’ai pas reçu le Corps de mon Sauveur.
Mon âme s’est lassée à vous supplier. Et depuis ce matin je n’ose pas faire ma prière au bon Dieu. Je vois bien qu’il faudra que je demeure seule, sans vous avoir, mes sœurs, et sans avoir mon Dieu, seule déjà, seule à jamais, sans avoir Dieu ; que je demeure seule à cause du mensonge, du mensonge par qui je vous ai mésaimées vous aussi…, du mensonge par qui mon amour même à Dieu n’était qu’une insulte à lui faite.