La grâce de Dieu nous suffira

Cardinal John-Henry Newman

Sermons paroissiaux, tome 2 : L’année chrétienne, p. 110s

        Aujourd’hui, nous célébrons le seul saint dont la fête suscite un mélange de joie et de tristesse. Elle rappelle en même temps la chute d’un apôtre et le choix d’un autre : saint Matthias a été choisi pour remplacer le traître Judas. L’histoire de ce dernier inscrit dans les faits un avertissement que notre Seigneur nous adresse en paroles : Tiens ferme ce que tu as, pour que nul ne ravisse ta couronne. Judas n’avait indéniablement pas d’excuse : nous n’en aurons pas non plus si nous imitons son exemple, et il faut le regarder, non avec pitié, mais avec crainte et terreur. Voilà la réflexion qui surgit à l’esprit si l’on considère le choix de saint Matthias : il est facile à Dieu d’accomplir ses desseins sans nous, en nous remplaçant par d’autres, si nous lui désobéissons. Il arrive souvent qu’à bénéficier de la faveur divine depuis longtemps on devienne trop rassuré et présomptueux. On tient alors le salut pour certain, et l’on imagine nécessaire à Dieu le service qu’il a accepté dans sa grâce. On se croit personnellement visé par la miséricorde qu’il manifeste à son Eglise, et à ce point désigné qu’en cas de faute, ce serait lui qui manquerait à sa parole ! On en vient à penser qu’on a un droit particulier, privilégié, à ses promesses, plus que quiconque, on se voit doté d’un intérêt si spécifique que la simple supposition qu’on pourrait pécher offense. Cette assurance est condamnée tout au long des Ecritures, mais plus spécialement par les événements que nous commémorons aujourd’hui.

        Les douze apôtres sans exception, si l’on s’en tient à la lettre des paroles du Christ, semblaient appelés à la vie éternelle ; et pourtant quelques mois plus tard, Matthias était en possession du trône et de la couronne de l’un d’entre eux. Il faut aussi remarquer le fait que notre Seigneur se soit astreint à garder le chiffre douze, même après la chute de l’un d’entre eux.

        Que de pensées profondes ont dû envahir saint Matthias, lorsqu’il a été accueilli par les onze apôtres et s’est installé parmi eux comme leur frère ! Son élection elle-même jouerait contre lui s’il venait à faillir. Et à coup sûr, il en sera de même pour nous, à notre rang. Accueillons en nous cette grande vérité : nous avons été librement acceptés et sanctifiés en tant que membres du Christ ; les sacrements nous unissent à lui, la foi permet aux sacrements de livrer leurs vertus cachées et de répandre le pardon et la grâce. Aussi longtemps que nous avons la certitude que, malgré notre incapacité à agir seuls, nous avons notre salut entre nos mains, si profondes que soient en nous les racines du mal, la grâce de Dieu nous suffira.