Job 31, 1-23 + 35-37

« Voici mon dernier mot »

Père Sylvain Gasser

Job est comme ça, p. 281s

 

           Nous venons d’entendre les derniers mots de Job mis par écrit, mots signés d’un taw, la dernière lettre de l’alphabet hébraïque. Seules les personnes marquées au front de ce signe échappent à la destruction de Jérusalem (Ezéchiel 9,6). Le suppliant, qui va jusqu’au bout du langage, ne peut plus être accusé ou criminel. Pour Job, c’est la signature de ce qui lui reste alors qu’il n’a plus rien, l’ultime espoir qui lui demeure en propre et qu’il nous transmet.

            Job sait que les cris portés peuvent retomber à terre, inertes et vaincus. Il sait aussi que les mots qui traduisent le sens des choses et la pointe de l’espoir peuvent être à jamais périmés. Par sa parole, Job affronte, sans la grimer, ni l’occulter, la face inhumaine de soi. C’est la prière adressée à un Dieu qui ne l’a pas sauvé des désastres de l’aube et du sanglot amer de l’humiliation, à un Dieu qui l’a retranché de sa vue.

            Je me demande si l’ensemble des paroles de Job ne constituent pas, plutôt qu’une longue plainte, l’assise d’un profond regard de Dieu vers l’homme. La légende de Job, c’est la dramaturgie du regard autant que de la parole. Entendre ces paroles, les méditer, les ruminer, c’est scruter ce regard divin, indice d’une oreille attentive, c’est aller à sa rencontre en se laissant interroger par lui.

            Mais le regard salvateur ne peut être le simple regard, le regard commun, l’indifférence mondaine que le quidam laisse planer sur les êtres sans vraiment les percevoir.  Il faut plus d’exigence, de profondeur, d’acuité. Ce regard apprend à sentir la brûlure du soleil sur la peau, l’appui de l’air sur le visage. Il palpe la face plissée du monde et de l’homme, en connaît les cals, les vergetures, la douleur patente. Les paroles de Job ont libéré un face-à-face, une habitation possible, une mise en demeure de Dieu en l’homme. En descendant du mont Horeb, le visage de Moïse irradiait le feu des Dix Paroles. En laissant Job exprimer sa plainte, le regard de Dieu s’est tu. Ce silence, insaisissable autant qu’insensé, était le signe, non pas d’un abandon, mais d’une souffrance extrême, inconsolable, et hors de portée sans doute de toute compassion : la souffrance d’un Dieu qui pleure les larmes de son serviteur. Les larmes tracent le sillon d’une détresse, et les souffrances racontent à fleur de peau une histoire d’homme ; toutes deux ombrées de finitude rendent plus transparents les visages et les regards. Job pensait déloger Dieu de son silence ; il n’avait pas saisi l’intime proximité de son Dieu malgré le silence.