« Tu es le Christ », une confession dangereuse

Père David-Marc d’Hamonville

Marc, l’histoire d’un choc, p. 160s

                Il importe, pour bien lire ce texte, central dans l’évangile de Marc, de se dégager complètement de la relecture matthéenne, qui a très largement prévalue, et qui a contribué à masquer l’originalité du récit marcien, sa puissance et aussi sa cohérence avec la montée de plus en plus insistante de la tension et de l’incompréhension entre Jésus et ses disciples. Rappelons la différence essentielle : en Matthieu (16,13-20), la confession de Pierre reconnaissant Jésus comme Le Christ, le Fils du Dieu vivant se prolonge en institution de Pierre comme chef de l’Eglise. La positivité de cette lumineuse déclaration gomme alors, pour une bonne part, la violence de la réaction immédiate de Jésus telle que nous la lisons chez Marc !

                   Depuis le verset-titre du récit de Marc, l’auditeur n’a jamais encore entendu prononcer le mot Christ ! Alors même que la plupart des auditeurs sont des chrétiens pour lesquels Christ est la désignation la plus courante de ce Jésus Christ, dont l’évangile a entrepris de raconter l’histoire, les lettres de Paul l’attestent suffisamment ! Quand le titre alors apparaît, à mi-parcours du récit, l’auditeur peut être tenté de soupirer : Enfin ! Le voilà reconnu, identifié, oui, bravo !

                   Mais c’est là justement qu’éclate tout aussitôt le malentendu : Jésus s’emporta contre eux : qu’ils n’en parlent à personne. Jésus refuse toute confession prématurée : l’écart est trop grand entre ce que signifie le mot Christ (Messie) et ce qu’il recouvre dans la pensée d’un Pierre ou des disciples dont il est le porte-parole, plus grand même aux yeux de Jésus que l’écart entre ce qui disent les gens de son identité et ce qu’en disent les disciples. Il en va exactement de même pour nous : quel écart n’y a-t-il pas entre la confession de fois chrétienne du credo de Nicée-Constantinople et le témoignage de foi que nous rendons au Christ au fil des jours ? Toute confession de foi est risquée, dangereuse, porteuse d’un enjeu vital, et c’est bien cela que Jésus va rendre manifeste, non seulement pour Pierre et les disciples, mais pour la foule elle-même.

                   On peut tourner les choses et les mots comme on veut, il n’est pas possible de gommer la rudesse de la réaction de Jésus, qui, loin de féliciter Pierre d’aucune façon, s’emporte ici contre les disciples, comme il s’est emporté contre les esprits impurs, allant jusqu’à traiter Pierre de Satan. Curieusement, depuis le début de l’évangile de Marc, ce sont précisément les esprits impurs qui confessent la transcendance de Jésus, le Saint de Dieu, le Fils de Dieu, le Fils du Très-Haut. C’est ce que les exégètes ont appelé l’ironie marcienne. Et donc, maintenant Pierre, oui, mais Pierre traité de Satan ! Que recouvre ce paradoxe ? Le fait que la divinité de Jésus, sans la croix, s’apparente à une idolâtrie. A partir de ce moment-là, l’accent est mis sur un élément nouveau annoncé par Jésus : sa Passion et sa Résurrection. Là est le sceau proprement divin qui ne relève pas des idées des hommes.