Sur Luc 22,14 – 23,56
La kénose du Fils

Hans Urs von Balthasar
La Gloire et la Croix, Tome III, Nouvelle Alliance, p. 194s

Jésus est d’abord et avant tout celui qui est livré par Dieu et par tous les hommes ; plus tard seulement, la réflexion théologique soulignera avec raison que Jésus se livre lui-même : Il fut livré à cause de nos fautes, et il est ressuscité à cause de notre justification (Romains 4,25). Cette formule prépaulinienne est relayée par des tournures indiquant une finalité : Le Fils de l’homme est venu pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude (Marc 10,45b). Enfin il est question de don de soi : Le Fils de Dieu m’a aimé et s’est livré pour moi (Galates 2,20). Mais ce don de soi n’est « acte » qu’en étant consentement à être livré. Tout cela ne peut être pensé que trinitairement, si bien que toute l’action judiciaire reste enfermée entre l’amour du Père qui livre (Jean 3,16), et l’amour du Fils qui laisse disposer de soi : dans la parenthèse se trouve toute la violence de la malédiction du péché du monde tombant sur l’Unique qui la porte.
Il est vrai que des paroles se font encore entendre devant les tribunaux humains, sur le chemin de la croix et au Calvaire ; mais ce qui domine est pourtant le silence toujours plus profond. Un silence qui suscite l’étonnement (Marc 15,5), et la moquerie (Luc 23,9), silence justifié aussi par l’inutilité désormais de toute parole (Luc 22,67). Jésus devient l’agneau qui, sur le chemin de l’abattoir, n’ouvre pas la bouche (Isaïe 53,7). La grande parole de la Croix, la seule que rapportent Marc et Matthieu, est le cri lancé vers le Dieu perdu ; son authenticité est prouvée par l’incompréhension des assistants : Il appelle Elie. Doit être aussi considérée comme originale la parole sur la soif (Jean 19,28), qui explique mieux que les Synoptiques l’éponge imbibée de vinaigre. Elle est spécifiquement johannique : la source d’eau vive qui jaillit en vie éternelle, qui veut s’offrir à tous pour les abreuver (Jean 7,37), en vient, par pure effusion de soi, à avoir soif elle-même. La conclusion terrestre que Jean désigne comme « l’achèvement » est le don de ce qui reste au Fils de plus intime et qui est l’intention la plus urgente, le but même de cette eucharistie de la Croix : le don de l’Esprit d’un côté, de l’autre celui du cœur ouvert, liquéfié. En Marc, l’esprit est simplement exhalé ; Luc est plus explicite dans la prière : Père, je remets mon esprit entre tes mains, le Fils en mourant accomplit une action. Jean est plus explicite encore : Il baissa la tête et remit son esprit. Remise peut-être plus au monde qu’au Père, comme l’indique la tête penchée, et l’inspiration immédiate de l’Esprit dans l’Eglise le jour de Pâques : dans la mort, son Esprit devient libre (Jean 7,39). En même temps, dans le cœur transpercé, le sang et l’eau deviennent libres ; chez Jean, ils ont incontestablement un sens sacramentel, et sont associés à l’Esprit en une triade (1 Jean 5,6.8) qui atteste aussi bien le Christ que l’Eglise née de lui. L’espace du cœur est ouvert, vide, accessible à tous ; c’est dans ce dépouillement que s’achève la kénose. Le corps du Christ est le nouveau Temple d’Ezéchiel d’où jaillit la source de vie. Et le sang de l’Agneau égorgé, jusqu’alors réservé à Dieu seul, sera désormais, séparé de la chair livrée, la nourriture du nouvel Israël.