Sur Job 32,1-6 . 33,1-22
Elihou et sa colère

Père Jean Steinmann
Le Livre de Job, LD 16, p.287s

On tombe de haut quand on prête l’oreille aux discours d’Elihou. La plupart des exégètes se montre assez sévère pour ce lourdaud, comme dit Dusberg, lequel reproche à ce béjaune son manque d’éducation, prouvé par sa véhémence et son goût de l’apostrophe.
Elihou est cependant le plus remarquable logicien du drame. Il se montre presque digne des écolâtres du Moyen-Age. C’est là sa force et sa faiblesse. Curieuse prétention : ce dialecticien se sent inspiré. Il a une telle conscience d’être la voix de l’Esprit divin, il l’affirme avec une telle emphase, un gongorisme si satisfait de lui-même, qu’il en devient presque ridicule. Il se pousse tellement à la première place, il distribue le blâme à tous avec tant d’outrecuidance que le lecteur est agacé. On en oublie un peu la beauté de certaines de ses déclarations. La partie lyrique elle-même de son troisième discours pâlit d’ailleurs devant les grands morceaux d’éloquence du discours de Dieu. Pris entre les plaintes de Job et l’hymne de la théophanie, le pauvre Elihou, dressé sur ses ergots, est écrasé.
Doit-on supposer que ce ridicule est intentionnel ? Dom Dusberg, qui est porté à admettre l’authenticité des discours d’Elihou, suppose que cette silhouette d’un jeune régent est un des traits les plus vifs de l’auteur de Job, qui aurait voulu atteindre en les moquant ceux qui ne trouvaient pas à leur goût les protestations de Job. Il aurait ainsi critiqué ses critiques. Mais c’est prêter au dramaturge une intention comique et un machiavélisme un peu excessifs. Et pourquoi, si les discours d’Elihou sont authentiques, l’auteur a-t-il négligé de faire partager au jeune homme le blâme que Dieu inflige aux amis de Job ?
Elihou n’est pas le truchement de l’auteur du livre de Job, ni une caricature intentionnelle dessinée par lui. Il est l’authentique avocat de ceux que choquaient les déclarations de Job. Il est l’autoportrait innocemment croqué sur le vif de l’un de ceux auxquels l’auteur de Job en voulait par-dessus tout : les professeurs de morale sapientielle. En lui-même, il n’est pas ridicule ; il ne le devient que par la place qu’il occupe. Si bien que, plus il se défend avec chaleur, plus il est conforme à l’image de ceux que Job voulait pourfendre. La malchance de l’auteur des discours d’Elihou fut, pour sa thèse, qu’après les discours du jeune moraliste, Dieu lui-même se soit expliqué. Si bien que, par un imprévisible accident, Elihou, coincé entre l’arbre et l’écorce, n’apparut plus que comme une confirmation nouvelle de la carence des Sages. Le champion de la corporation des doctes finissait par en devenir la caricature, d’autant plus piquante qu’ils l’avaient eux-mêmes dessinée.