Sur Luc 24, 13-35
Le retour du Christ dans le monde

François Mauriac
Vie de Jésus, chapitre 27, p. 275s

L’histoire du retour de Jésus sans le monde, c’est l’histoire du monde lui-même jusqu’à la consommation des temps. Car la présence de Jésus ressuscité dure encore ; on serait tenté de dire que son Ascension ne l’a pas interrompue : plusieurs mois après que les disciples l’eurent vu disparaître, il aveuglait de sa lumière, sur la route de Damas, son ennemi Saül et lui parlait ; saint Paul n’a jamais douté qu’il fût un témoin de la résurrection au même titre que ceux qui avaient bu et mangé avec le Christ vainqueur de la mort.
Sans doute les apparitions du Christ qui sont les garanties de sa Résurrection ne doivent pas être confondues avec celles dont beaucoup d’âmes ont eu le bénéfice depuis qu’Il est monté au ciel. Il n’empêche que celui qui terrassa Paul sur le chemin de Damas est bien ce même Jésus qu’un François, une Catherine, une Thérèse, une Marguerite-Marie, un Curé d’Ars, et tant de saints connus et inconnus, à la face de l’Eglise ou dans les ténèbres d’une vie cachée, ont entendu, ont vu, ont touché. Présence qui n’est pas la présence eucharistique, mais dont la petite hostie donne une idée au chrétien le plus ordinaire, lorsque revenu à sa place, il referme son manteau doucement sur cette flamme au plus intime de son être, sur cette palpitation de l’Amour captif.
Et cela est si vrai qu’alors que tant de récits évangéliques nous demeurent inimaginables, il n’en est aucun qui soit plus près de notre expérience vécue que ceux qui ont trait au Christ ressuscité. Et d’abord parce que de nous aussi il n’est connu qu’à travers sa Passion. S’il ne nous arrive plus du fond de la mort, il nous arrive toujours du fond de sa souffrance. Pour atteindre chacun de nous, il ne finit jamais de traverser cet enfer humain. Le visage que nous lui connaissons, c’est la Face souffletée et meurtrie à cause de nos crimes, c’est ce regard passionné et triste qui nous suit au cours de notre vie, de chute et chute, sans que l’amour dont il nous couve faiblisse ni se décourage jamais.
A qui d’entre nous l’auberge d’Emmaüs n’est-elle familière ? Qui n’a pas marché sur cette route, un soir où tout semblait perdu ? Le Christ était mort en nous. On nous l’avait pris : le monde, les philosophes et les savants, notre passion. Il n’y avait plus de Jésus pour nous sur la terre. Nous suivions un chemin, et quelqu’un marchait à nos côtés. Nous étions seuls et nous n’étions pas seuls. C’est le soir. Voici une porte ouverte, cette obscurité d’une salle où la flamme de la cheminée n’éclaire que la terre battue et fait bouger des ombres. O Pain rompu, o fraction du pain consommé malgré tant de misères ! Reste avec nous, car le jour baisse…