Sur Ezéchiel 2,8 – 3,11.16-21

« Ouvre la bouche, et mange ce que je vais te donner »

Père Jean Steinmann

Le prophète Ezéchiel et les débuts de l’exil, p. 29s

 

Chaque vocation prophétique s’accompagne d’un geste sacramentel qui en résume l’efficacité et l’esprit. Un séraphin touchait les lèvres d’Isaïe d’un charbon ardent. Dieu lui-même touchait les lèvres de Jérémie. La main, l’éternelle main qui apparaîtra sur le mur du palais de Balthazar, se montre à Ezéchiel. Elle tient un livre en rouleau, qui se déploie, écrit au recto et au verso. Habituellement on ne couvrait jamais ainsi de caractères les deux côté d’un parchemin d’un livre. L’enroulement se serait opposé à une lecture aisée du texte inscrit au verso. C’est probablement l’abondance de la matière à faire tenir sur le parchemin qui justifie l’utilisation si avare de toutes les possibilités de transcription du volume. Les textes sont évidemment les futures lamentations prononcées par Ezéchiel. Les oracles consolants de la fin de la carrière du prophète sont hors de la perspective de sa vocation.

C’est trois fois qu’Ezéchiel reçoit l’ordre de manger le livre. Il s’exécute et le parchemin couvert d’encre lui semble aussi doux que le miel. Ainsi, l’inspiration d’Isaïe et de Jérémie devient pour Ezéchiel une communion à la parole écrite par sa manducation.

Le geste est d’un réalisme qui tranche sur le sacrement plus discret conféré par Dieu à Jérémie pour le consacrer prophète. Mais son importance ne saurait échapper. Il trahit une singulière hypertrophie du littéralisme. La parole de Dieu tient à se figer en un écrit, en un livre, dont l’assimilation prend l’aspect brutal d’une rumination, d’une digestion. Comme l’extrinsécisme et l’automatisme d’une telle conception contraste avec l’idée de Jérémie d’une inspiration toute immanente et intérieure ! Le prophète d’Anatôt recevait une grâce surnaturelle qui transformait sa parole en celle même de Dieu. Ezéchiel se nourrit d’une substance étrangère à sa personne et à son être. L’assimilation, si l’on peut dire, s’accomplit sans le concours de son moi profond. Cet acte visionnaire est la traduction imagée de la dépossession de soi provoquée par l’extase.

Certes, le geste de manger un livre a quelques vagues analogies dans la Bible. Jérémie, dans un élan, avait dit à Dieu : Je dévore tes paroles où je les trouve. Les sages comparaient ou compareront à du miel les paroles divines. Malgré ces rapprochements ténus, l’acte de manger un livre garde un certain caractère d’absurdité ou du moins de bizarrerie qui lui est essentiel. Ezéchiel doit être soumis, en vision, à une épreuve qui exerce son obéissance, par contraste avec la mutinerie des révoltés. Le livre doit son goût délicieux, non à son contenu, mais à son caractère de parole divine.