Philippiens 3,17 – 4, 9

« Réjouissez-vous dans le Seigneur »

Dom Jean Leclercq

Jours d’ivresse, VS 76, 1947, p. 574s

        La joie chrétienne est une ivresse parce qu’elle est une joie véritable. Il ne faut pas croire que la joie qu’on goûte en tout festin manque au banquet de la Sainte Eglise : au contraire, on l’y trouve, mais combien plus sublime ! Qu’est-ce donc que la joie ? Nous le sentons tous, même si nous avons peine à définir cette expérience trop riche et trop intime pour être enfermée dans des mots. La Bible, ici encore, vient à notre secours. La joie, nous dit saint Paul, est un fruit de la charité. C’est, en effet, une certaine complaisance qu’on prend dans un bien qu’on possède, une jouissance que le cœur éprouve à sentir que ce bien lui appartient réellement, soit qu’il lui soit déjà donné dans sa totalité, soit qu’il n’en ait que les prémisses, mais avec l’espérance d’en recevoir un jour la plénitude. La joie est donc vraiment un fruit de la charité, c’est-à-dire un acte d’amour : un effet de l’amour et un moyen de grandir dans l’amour. Et parce que l’homme est fait pour aimer Dieu et son prochain, il ne peut vivre sans la joie. La joie, c’est la vie même en ce qu’elle a de plus épanoui, de plus conforme à nos tendances profondes et essentielles, c’est la vie même en ce qu’elle a de plus exaltant. C’est par là qu’elle est une force à laquelle rien ne résiste, une force qui rend capable de surmonter toutes les difficultés. L’homme est esprit ; il est fait pour l’éternité, il doit survivre à la matière qui l’entoure, et sa joie, pour être totale, doit l’affranchir de l’espace et du temps, de lui-même et de son égoïsme, de tout ce qui le limite. La joie de l’homme, pour être à sa mesure, doit être surhumaine. Ce don de Dieu ne nous a pas manqué : c’est l’ivresse de l’Esprit-Saint.

       Cette ivresse est sobre parce que cette joie ne vient pas de la nature : elle n’est pas provoquée par des excitants corporels. C’est la grâce qui l’opère en nous, et c’est par là qu’elle se distingue de ce qui lui ressemble : on peut connaître le plaisir, et même avoir des joies, sans connaître la vraie joie. A la différence du plaisir, qui n’est que matériel, elle est spirituelle. Par conséquent, elle est profonde, alors que le plaisir n’atteint que la périphérie de l’homme et demeure superficiel ; elle est durable, alors que le plaisir s’éteint avec la sensation qui l’occasionne et engendre un besoin toujours plus difficile à satisfaire. Elle est indépendante des états du corps : le plaisir exclut la douleur, mais la vraie joie coexiste avec la souffrance. Elle est calme : elle n’est pas un enthousiasme factice, une exaltation passagère. Elle dilate le cœur, l’agrandit aux dimensions de la catholicité, l’ouvre à ce que sera le bonheur de l’éternité.