Genèse 44, 1-34

 L’éloquence de Juda

Jacques Cazeaux

Le partage de minuit, Essai sur la Genèse, p. 592s

         Juda, par son discours, provoque la reconnaissance des frères. Juda trouve les mots qui touchent Joseph. Joseph pleure, comme il avait déjà pleuré au terme de la première visite, comme il a pleuré en voyant Benjamin, et comme il pleurera à nouveau en rassurant définitivement ses frères après la mort de Jacob ; ces larmes sont des signaux : ils marquent les endroits où Joseph pourrait détourner la situation, mais surtout les endroits  où sa route coupe celle de Jacob, son père. Or, les mots décisifs de Juda sont pour évoquer avec le père, Jacob, ses préférés, Rachel et ses deux fils, soit Joseph et Benjamin, le trésor de Jacob. Dans son plaidoyer, Juda ne se souvient même que de Rachel et de ses deux fils ! C’est dire qu’il se renie en un sens et renie les autres rivaux, tous fils de Léa ou des servantes. Il propose de se sacrifier, et, ce faisant, il reconnaît le privilège que Jacob avait imprudemment manifesté à Joseph, préféré à cause de Rachel, sa préférée ; il renonce donc à leur rivalité. Mais, en sens inverse, du côté de Joseph, la scène de reconnaissance inaugurera un nouveau rapport de Joseph avec eux tous, de pardon et de solidarité familiale, qui neutralise le privilège de Joseph ou celui de Benjamin, puisque Joseph a tenté de distinguer Benjamin el lui faisant servir les cinq parts.

         C’est donc au moment où une distance fatale risquait d’être créée entre Benjamin et les autres, que Juda et Joseph, conjointement bien qu’à des places symétriques par rapport au pouvoir, rétabliront la communauté. On ne peut qu’admirer la force et la précision avec lesquelles la narration inculque la solidarité des douze tribus d’Israël sans masquer les terribles tensions de jadis. C’est Juda qui l’emporte en réalité, même sur Joseph, mais son dévouement éventuel, l’allusion à une hypothèque pesant sur Benjamin, un pardon monnayé au fil de la prise de conscience des criminels et du repentir qui reconduit jusqu’à la case de départ sans faire l’économie de la vérité : tous ces ingrédients font du discours de Juda un morceau de prudence diplomatique et de sagesse à l’orientale. La palabre supplée la violence.