Romains 14, 1-23

« Pourquoi juges-tu ton frère, pourquoi méprises-tu ton frère ? »

Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevsky

Les frères Karamazov, 6, 3, La Pléiade, p. 345s

 

           Avant tout, rappelle-toi que tu ne peux être le juge de personne, car il n’est point possible d’être à la fois juge et criminel ; et le juge doit savoir avant tout qu’il est lui-même criminel, exactement comme celui qui se tient devant lui, et qui peut être coupable plus que tous du crime de celui qui se tient devant lui. Quand il aura compris cela, alors il pourra tenir le rôle de juge. Non-sens, dira-t-on ? Non, c’est la vérité. Car si j’étais moi-même un juste, peut-être n’y aurait-il pas de criminel à se tenir devant moi. Et si tu peux prendre à ton compte le crime de celui qui se tient devant toi, prends-le aussitôt, souffre toi-même à sa place, et laisse-le aller sans lui faire de reproches. Et même si la loi t’a établi son juge, autant qu’il te sera possible, agis dans cet esprit, car il s’en ira et se condamnera lui-même, plus sévèrement que ton tribunal. S’il s’endurcit et se moque de toi, n’en sois pas ébranlé : c’est donc que son heure n’est pas encore venue, mais elle viendra. Si elle ne vient pas, c’est égal ; à sa place, un autre comprendra, souffrira, s’accusera et se condamnera lui-même, et la vérité sera accomplie. Crois-le fermement : telle est l’espérance et la foi des saints.

            Si la scélératesse des gens t’inspire de la peine et de l’indignation, et que tu te sentes sur la défensive et désires même leur rendre mal pour mal, crains ce sentiment plus que tout : aussitôt, infliges-toi la même peine que si tu étais toi-même coupable de leur forfait. Accueille cette peine et endure-la, et ton cœur s’apaisera. Tu comprendras que toi aussi tu es coupable, car tu aurais pu luire, éclairant les coupables, même si tu avais été le seul juste, et tu n’as pas lui. Si tu avais lui, la lumière leur aurait montré une autre route, et le crime qu’ils ont accompli, ils ne l’auraient peut-être pas accompli à cause de ta lumière. Et même si tu as lui, mais t’aperçois que tu ne sauves personne, et que les gens s’endurcissent à cause de ta lumière, ne doute pas de la puissance de la lumière céleste. Crois bien ceci : même s’ils n’ont pas été sauvés pour cette fois, ils seront sauvés plus tard. Et même si eux ne sont pas sauvés plus tard, leurs fils seront sauvé, car ta lumière ne meurt pas bien que toi-même tu meures.

            Le juste s’en va, mais sa lumière demeure. Les hommes sont sauvés, toujours, après la mort de celui qui les a sauvés. La race des hommes ne reçoit pas ses prophètes, elle les fait disparaître, mais les hommes aiment leurs martyrs, et révèrent ceux qui les ont torturés. Toi donc, tu travailles pour tout le grand univers de Dieu, tu agis pour ce qui viendra après toi. Ne cherche jamais de récompense.