Sur Genèse 32, 4-31
Tu as été fort contre Dieu
Robert Rouquette
Etudes 274, 1952, p. 222s

La lutte de Jacob avec l’ange, événement troublant s’il en est au livre des Ecritures ! Jacob, sur lui repose la promesse divine, le dessein immuable qu’a le Dieu fidèle de béatifier le peuple issu d’Abraham, et par ce peuple l’humanité tout entière. Le voici seul au moment où il revient en cette terre de Canaan, premier symbole et arrhes sensibles de l’accomplissement du dessein de Dieu. Seul, il a laissé les siens et tous ses biens de l’autre côté du Yabbok ; lui, il reste solitaire sur la rive déserte, en attente. Dans cette solitude et cette disponibilité, il va rencontrer Dieu.
Quelqu’un le prend à bras le corps. Quelqu’un ? Le texte complexe hésite : ce Quelqu’un, c’est un homme, mais c’est Dieu aussi. L’Ineffable, ce Quelqu’un ne veut pas dire son nom qui, dans l’esprit des sémites, révèle l’essence et la livre ; car mon nom est mystère, déclarera Dieu à Manoah, père de Samson. Mystère tel que l’homme ne pourrait pas en supporter la pleine révélation sans être écrasé et mourir : L’homme ne saurait voir ma face et mourir, dira Dieu à Moïse. Après la rencontre, Jacob se tâte les membres : J’ai vu Dieu face à face et je ne suis point mort, gémit-il. Dieu face à face ? Non, mais Dieu qui apparaît sous forme humaine, ce que les textes anciens appellent souvent l’Ange de Dieu, c’est-à-dire Dieu lui-même qui voile sa gloire brûlante, et manifeste ainsi quelque chose de son être. Toute la nuit, Dieu lutte avec l’homme, joue ce jeu de la lutte ; et ce Dieu Créateur, le Tout-Puissant, Dieu des armées célestes, choisit de ne pas écraser de sa force l’homme. Il emploie une ruse avec ce rusé ; au lieu de le mettre brutalement hors de combat, l’Ange de Dieu déboîte la hanche de Jacob. Et pour autant l’homme n’est pas encore à merci ; il continue de résister ! Il faut que Dieu supplie qu’on le laisse aller : lâche-moi, demande-t-il à l’homme son adversaire.
Le Dieu de la lutte de Jacob est un vaincu. Il s’est anéanti en forme d’esclave, ose dire Paul du Christ crucifié. Vaincu et faible, le Tout-Puissant ! Vaincu par amour pour nous. La miséricorde, la pitié en lui vainquent la justice, le précipitent dans ce que Paul en balbutiant appelle, d’un mot presque scandaleux, un anéantissement, la kénose : cette croix où, suprême paradoxe, le Dieu Vivant vient faire pour nous sauver l’expérience de la mort avec l’homme pécheur. Bien sûr, cette défaite de Dieu, qui est notre victoire, ne peut se comprendre que dans la lumière sanglante qui jaillit pour l’éternité du Golgotha. De cette flamme vivante, toute la Bible est éclairée, et c’est à sa clarté aveuglante seulement que prend tout son sens le dessein de Dieu.