Néhémie 9,1-2 + 5-21

Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu

Dom Marie Lamy de La Chapelle

Notre-Dame Tournay, n° 144-145, p. 11s

             Il n’y a qu’un malheur pour l’homme biblique, l’oubli. En ne se souvenant plus, il se coupe de ses racines, fait fi de l’intention créatrice, se laisse absorber par les événements au point que s’obscurcisse en lui la lumière qui lui donne d’être ce qu’il est. Pareil enténèbrement est perte du sens de la route. L’exode se transforme en exil. Celui qui asservit l’existence s’enchaîne lui-même. Il consomme la vie sans la célébrer, il l’attire à soi sans songer à la recevoir de quelqu’un. D’où le mot du Talmud : Celui qui mange sans bénir est un voleur.

       Au contraire, l’homme qui fait mémoire approfondit le sens de son existence en l’arrachant à l’indétermination du chemin à parcourir. Ce n’est pas qu’il veuille retourner vers quelque paradis perdu. Il sait qu’il existe devant Quelqu’un. Son existence demeure contingente, mortelle. Il ne la tient qu’en la détenant d’un autre. Lui, il ne peut qu’agencer les choses sans les créer, tandis que Dieu les appelle à l’existence. Dieu est Celui qui fait tout partir de rien, l’homme est celui qui fait quelque chose à partir de n’importe quoi.

Cette évocation de la limite, cette reconnaissance que nous n’existons que par nous-mêmes n’engendre aucune nostalgie. Elle est un fait premier. Un tel pèlerinage aux sources en compagnie de la Bible nous découvre l’ancrage véritable de la Bénédiction. En effet la parole créatrice dont le dynamisme inouï se traduit en une formule lapidaire : Le Seigneur dit : Que la lumière soit et la lumière fut, est mise en relation avec la bénédiction quand Dieu crée l’être vivant. Le verbe dire se double du verbe bénir, tant pour la création de l’animal que pour la création de l’homme. Les objets inanimés sont consacrés au service du Seigneur, ils ne sont pas bénis. Seul le vivant reçoit la bénédiction du Seigneur parce que la bénédiction est vie.

       Le texte biblique insinue plus encore. L’expression : Fructifiez et croissez est répétée à propos de l’homme et de la femme avec cette différence capitale qu’ici Dieu LEUR dit, alors que pour les animaux, Dieu dit. C’est la seule fois où la parole est adressée DIRECTEMENT à l’interlocuteur ; c’est aux êtres humains que Dieu a transmis la responsabilité de la croissance. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour la nature, la parole divine est en quelque sorte mécanique : Dieu a inscrit un programme, et, sauf accident, ce programme s’auto-développe. Pour l’homme, au contraire, la croissance est personnalisée ; elle entre dans un dialogue, elle est confiée à un interlocuteur. Tout se passe comme si elle était, dès l’origine, matière à contrôle et à libre détermination.